mardi 10 mars 2009

Retour à quelques connaissances oubliées sur la norme et l’autorité, selon une approche constructiviste. (Dimitri Afgoustidis)

Nous ne travaillons pas sans racines, de Piaget à aujourd’hui. Quand on entend « il faut revenir à l’autorité » dans une vision classique, il ne faut pas oublier pourquoi on a changé de point de vue, à un moment donné.

Piaget avait commencé, dans les années 20-30, à travailler sur « le jugement moral de l’enfant ». Ses premiers travaux se penchaient sur les interactions sociales, et la place du langage dans le développement, ce qu’a repris Vygotski. A l’époque, Piaget s’oppose à Durkheim, sociologue, présentant le social comme une normativité contraignante, qui « nous tombe dessus telle quelle », en bloc, dans une persective juridique (les normes s’imposent à tous) ou vers la fin de sa vie plus transcendante.

Durkheim : greffer le social sur un sauvage
Piaget s’intéresse à la manière dont le sujet entre dans le social. Mais pour Durkheim, le social est dehors : l’initiation du sujet au social se fait par perfusion, par greffage. Logiquement, il pense que l’enfant est passif dans ce processus, la socialisation se fait « à coup de massue » visant à graver la normativité sociale chez l’individu biologique. C’est le rôle qu’il assigne à l’Education, et donc à l’instruction publique, plutôt qu’à la religion ou à la famille. A l’Ecole de gérer la difficulté, la contradiction entre l’individu et le social.
Les procédés pédagogiques vont de soi : autorité contraignante, pour passer de la « bête » à l’être social. L’esprit est une table rase sur laquelle on imprime. Il faut profiter de l’ascendance du maître sur l’enfant. Le destinataire doit être « subjugué » (mis sous un joug, dit le dictionnaire), comme par hypnose. C’est pratiquement la relation passionnelle nécessaire et confuse qu’entretiennent les parents avec le jeune nourisson, dont on se sort… si elle ne dure pas trop longtemps).

Pour caricaturale qu’elle soit, cette approche a le mérite de poser la nécessaire dissymétrie entre l’enseignant et l’élève.

Piaget : la place de l’activité du sujet et des relations avec les pairs
Piaget remet en question ces idées, notamment en expliquant que les enfants apprennent davantage de leurs pairs que de la relations avec les adultes : il expérimentent entre eux. Piaget va parfois jusqu’à dire que les adultes sont un obstacle à ces expériences.

Il soulève un paradoxe chez les traditionnalistes : comment voulez-vous former à l’autonomie en faisant primer l’hétéronomie (une norme qui n’a rien à voir avec lui) ?
Il se demande donc comment former des personnes à cette autonomie, tout en gardant la dissymétrie. (Durkheim répond par l’appel à la « volonté » de la personne, qui adhère à la norme sociale, la sanction/punition étant un moteur essentiel : l’enseignant est un prêtre laïque qui initie les enfants à la République).

La règle chez Piaget : toujours les stades, dans une perspective constructiviste.
Piaget s’oppose à l’idée d’une norme sociale « en soi », extérieure aux individus. Il n’existe pas de congélateur de la culture. Mais il néglige sans doute les sédimentations historiques de la norme sociale, qui vient d’une histoire : la forme scolaire du XIXe est l’héritière du travail monastique.
Il pense que le rapports entre les individus sont contractuels, et que l’apprentissage ne se fait pas par contrainte, mais pas coopération. C’est sans doute un des points de sa réflexion qui est le plus discutable, tant le contrat scolaire est aujourd’hui fragilisé.

Piaget introduit des idées fortes : l’évolution morale est liée aux stades de développement cognitif . Elle commence par l’abandon de l’égocentrisme (capacité à se décentrer, à se mettre à la place d’un autre), il se fait par intéraction avec les choses et avec autrui.

Il s’intéresse à ce qui se passe dans le jeu spontané de l’enfant. Il différencie la mise en pratique de la règle, et la concience de la règle.
Utilisant toujours son concept des « stades », il pense que l’enfant joue d’abord seul, avec son corps, puis par imitation (de deux à six ans) : on joue ensemble, mais pas vraiment ensemble, chacun applique ses propres règles sans totalement les partager. On ne peut pas facilement parler de norme sociale à ce stade.

Ce n’est qu’à partir de sept ans, selon le modèle piagétien, qu’on est capable de synchroniser : lorsqu’un élève arrive, le groupe de pairs l’initie au protocole de l’exercice du jeu. Vers la fin du primaire, ils deviennent même très minutieux sur la règle, voir intolérants : « ça, ça ne se fait pas ».

Pour ce qui est du fonctionnement cognitif sur la règle, c’est seulement vers 9-10 ans que la règle peut être prise par convention, et qu’il convient d’être loyal envers ce qu’on a décidé ensemble. C’est une logique contractuelle. Avant, c’est impossible à construire : on n’obéit à la norme que parce que « la maîtresse a dit que c’était comme ça ». On passe progressivement de l’égocentrisme (je suis une position dans l’espace et dans le temps) à la norme sociale morale, qui suppose intention, motifs et capacité à se mettre à la place de l’autre, dans une perspective intersubjective.
Il faut donc différencier pratique de la règle et conscience de la règle. Pratique et capacité ne sont pas identiques.

L’autonomie morale du comportement chez Piaget
Pour Piaget, égocentrisme et hétéronomie vont ensemble. Au-delà de la phase du nourisson, il postule que l’enfant intériorise la norme par étape, par décentration morale successive, par la capacité à prendre le point de vue d’autrui, à comprendre ses intentions (rappel : notre système de justice est basé sur la notion d’intention)

Quelle représentation ont les enfants des « actes qui ont des conséquences fâcheuses » ? Les cognitivistes utilisent des situations de dilemme, où l’acte est bien intentionné, mais la conséquence fâcheuse, ou à l’inverse l’acte est mal intentionné mais la conséquence mesurée : vol pour soi ou vol pour aider les pauvres, mensonge pour une bonne ou une mauvaise raison…
Jusqu’à l’âge de 10 ans, selon Piaget, les enfants réagissent par « réalisme moral » et ne prennent pas en compte l’intention : seule la conséquence pèse dans le jugement, qu’on l’ait « fait exprès » ou non. L’adulte peut être désarmé par ce type de réaction.
Ce n’est qu’à partir de 10 ans que prime au contraire l’intention : les enfants entrent dans l’univers adulte, où on contextualise la règle, où on intègre la situation dans son application.
Sur la représentation qu’ont les enfants de l’idée de sanction, dans une première phase on est dans la notion d’obéissance, puis dans une idée de justice, à partir de 10 ans.
Chez Piaget, la dissysétrie est toujours présente. Il y a une intersubjectivité pédagogique.

Lawrence Kohlberg, psychologue américain (1927-1987) va poursuivre les travaux laissés en friche par Piaget, en s’intéressant au passage de l’enfance à l’adolescence, puis à l’âge adulte. Il définit six stades, rassemblés en trois niveaux :
- Dans le niveau « préconventionnel », il faut obéir pour éviter la punition. Au stade 2, est bien ce qui satisfait ses besoins personnels.
- Au niveau suivant « conventionnel », l’altérité prend de l’importance, l’individu apprend à faire ce que le milieu attend de lui. C’est le stade de l’adolescence, auquel reste bien des adultes. Le stade suivant (stade 4) prend en compte l’ordre social et son bon fonctionnement. L’homme bon est celui qui respecte la Loi.
- Le niveau « post-conventionnel » se fonde sur l’éthique, les valeurs morales. Tout le monde n’y accède pas. On passe de l’égoïsme à l’altruisme, par des valeurs qui garantissent l’équilibre entre les droits individuels et les droits collectifs. Au dernier stade, le « droit universel » régit les actions, dans une perspective où l’humain est autonome et libre.

Pour Kohlberg, les stades s’enchaînent nécessairement l’un après l’autre, chaque étape réorganisant la précédente sans pouvoir être sautée. L’enseignant peut être tenté, comme en histoire ou en maths, de tenter de faire passer l’enfant à un niveau trop élevé sans s’assurer que le stade précédent est acquis. Le développement cognitif est une condition nécessaire, mais pas suffisante pour y parvenir.

Critiques à cette théorisation :
Dans les dernières décennies, les philosophes ont émis plusieurs grandes critiques sur cette manière de voir :
- pour Jürgen Habermas, il devient impossible de définir les contraintes normatives au nom de l’autorité, au nom d’une conception morale. Même le minimum de contenu normatif fait l’objet de débat : une personne handicapée adulte a-t-il des besoins sexuels dont la société doit lui garantir la satisfaction ? Peut-on vivre sans musique ?
- les stades 5 et 6 de Kohleberg sont historiquement situés, culturels : le droit à la propriété est-il universel ? Les valeurs anglo-saxonnes sont-elles universelles ? Ceci dit, l’Ecole dans laquelle nous vivons peut sans doute fonctionner avec des principes moraux relatifs…

Pour conclure, on peut donc considérer que l’éducation civique (mais l’éducation tout court) doit prendre en charge les trois dimensions psychologiques : le subjectif, l’intersubjectif, le social (on pourrait dire simplement « je », « tu », « il »). L’école, c’est l’objectivation, c’est devenir « il », comme on le fait en grammaire où le discours du « je » devient l’objet du travail collectif. On pourrait replacer l’ensemble des apprentissages (disciplinaires) de l’Ecole dans cette perspective.

En tout état de cause, un « trouble du comportement » ne concerne pas que celui qui en est victime : les enfants, aux stades inférieurs, peuvent facilement répondre par ce que leur commande l’état de leur jugement moral, et réclamer tout simplement qu’on punisse celui qui dévie. L’enseignant est forcément confronté à cette difficulté, cette tension (du fait de son propre sentiment moral) lorsque l’explication qu’il fait du comportement déviant risque de l’empêcher d’agir pour garantir la bonne marche de l’Ecole, de la classe, ou la protections des élèves. La seule question qui vaille pour lui est donc : dans quel but je sanctionne ? Pas en tant que juge ni membre de l’ordre moral, mais en tant qu’éducateur. Une sanction doit avoir un sens, si on est enseignant.

Résumé pour l’action :
- pour les petits, décentration, empathie.
- puis, « se mettre à la place d’autrui », aller vers l’autonomie morale et affective (savoir que nous avons tous des brouillages communicationnels intrapsychiques : ça discute à l’intérieur de nous). « L’autonomie affective, c’et un jeu entre moi et ceux dont je dépends, qui doit être ajusté avec ce qu’en ressent l’autre… : non, on ne s’assied pas sur les genoux de la maîtresse pour faire des maths, mais on ne sanctionne pas un élève qui serait tenté de le faire… »)
- Exercer la « parole publique » est une compétence civique qu’il faut apprendre à exercer, pour éviter que la compétence ne disparaisse au fur et à mesure du développement. Prendre la parole, argumenter dans un cadre institutionnel (et non privé) aide à

L’axe commun qui peut se dégager pour les trois groupes : quel sens pour la sanction ? Pédagogique, éducatif, normatif ? L’Ecole sanctionne-t-elle comme la Justice ? Sanctionner pour écarter ou pour éduquer ?

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